42,195 BORNES (NOT) TOULOUSE
C'était comme un liquide.Velouté, chaud et onctueux. Comme une coulée de lave. Épousant les contours, suivant un chemin dont toutes les bordures se plieraient sans broncher à la puissance de la poussée radiante.Pas d'obstacle.Mes sens en éveil tournés vers l'intérieur et ne laissant filtrer que les vibrations d'un public généreux et festif.Je n'ai pas rencontré de mur. Je n'ai jamais soufflé. Jamais eu mal. J'avançais, d'une cadence quasi égale, à mesure que défilaient mes 42,195 kilomètres, tronçonnés méthodiquement en portions de 5.Avais-je prévu cela ?Plonger dans un premier marathon c'est d'abord se confronter aux multiples avis plus ou moins éclairés de ceux qui vous entourent.Il y a ceux qui vous aident. Qui savent par avance. Vous n'entendez qu'eux. Vous avez le devoir de n'entendre que eux.Je cours depuis deux ans. Octobre à octobre. Je n'avais pas le droit de parier sur quoi que ce soit.Mais j'avais l'envie. L'envie et le besoin, deux piliers sur lesquels j'avais greffé un devoir.Une belle étoile a fait le reste.J'applique méthodiquement les conseils nutritionnels prodigués par des vieux briscards de la course.Je ne néglige ni mes rations de pâtes et de boissons chargées en glycogène, ni mon sommeil, ni le rituel de la préparation quasi dévote de ma tenue de course.Je me souviens de cette veille de saut en parachute. Étonnée d'être aussi calme quand je sais que mes oreilles risquent de se désintégrer en vol et que je vais basculer dans un vide de 5000 mètres.L'extra ordinaire m'apaise.Il faut croire.Il fait beau sur le départ. La masse est en liesse. Vrombissante. Aiguillonnée par une voix de blockbuster qui fait frissonner le futur marathonien.Le peloton s'écoule. Il semble fluide et uni. Il est composé pourtant d'éléments disparates.Certains pensent déjà leur course. D'autres panseront des plaies plus tard, faute de n'avoir pas assez raisonné leur départ.Au large des meneurs d'allure 4 heures, je m'étonne in petto d'un départ relativement rapide et je me verrouille très rapidement sur un rythme qui s'adaptera tout le long du ruban bleu à mon état de forme physique et mentale que je m'applique à analyser très régulièrement.L'autre n'est plus qu'une image brouillée. J'ai du mal aujourd'hui à parler de cet espace temps indéfini dans lequel je traverse les 30 premiers kilomètres de ce marathon.Je n'ai pas de jambes, pas de bras, pas de tête. Je suis un élément semi-liquide qui s'écoule à la vitesse de croisière de 11 km par heure.Est-ce si étrange de s'être préparé à ce point à une chose et de l'épouser aussi facilement comme une robe sur-mesure ouvragée à la couture près ?!J'ai travaillé mon allure. Mon souffle, mes battements de coeur. Ils sont devenus mes essentiels. Au 30 ème kilomètre je pointe un nez hors de ma sphère pour voir si le mur y est.Je discerne les coureurs.Les douleurs font peine à voir sur certains. C'est ici que le mal arrive. Sans prévenir.Des athlètes qui pleurent. Inhabituel.Un papa pousse sa fille adulte et handicapée en fauteuil. Oui je me souviens. Il m'a dépassée au départ.Quel courage. J'admire et je le lui dis.Ne marche pas. Toi, le costaud ! Merci les bénévoles ! Et vous, qui jouez pour nous ! Je vous entends depuis ma bulle ouatinée.Vous êtes le carburant de ma foulée huilée !Je bois sur chacun des ravitaillements. Méthodique. 5 km un gel de sucre ou une pastille de sel et de l'eau. 5 secondes de marche. Pas plus. Et ça repart.Coup d'oeil au GPS. Je reprends le rythme en 10 secondes, regard pointé sur les 5 kilomètres suivants.A dix kilomètres du Capitole, j'envisage de commencer à courir. Je veux dire. De commencer vraiment à courir. Kilomètre 32, je vise définitivement moins de 4 heures.Imperceptiblement j'accélère le rythme.J'entends le fracas des percussions des joueurs de rue, le cri des enfants, les bravos des passants.Je m'ouvre au public. Je commence à penser que je le mérite peut-être !Je rentre dans une fête. Toulouse est un chapiteau coloré et vibrant du soleil apporté par tous ses habitants !Je ne me situe plus sur un plan géographique, mais dans un espace tridimensionnel.Je tends vers un point, poussée par le bitume et le ruban de sourires de ces gens qui prennent place dans la géométrie de mon espace. Le coureur devient au choix, l'obstacle à contourner, l'ami à encourager ou le concurrent à dépasser.Je fais un signe aux amis qui me font la joie de pister mon passage. J'ai envie de leur hurler que j'apprends à voler !Je suis une balle traçante . Je fends la foule. Je le crois ! Je le sais ! c'est mon bouquet final, mon graal !Le hurlement qui percute mon tympan anesthésié par la liesse me rappelle le premier des fondamentaux : Un marathon n'est jamais gagné !C'est un colosse qui se tord de douleur sur les abords du Grand rond. 3 kilomètres. Il reste si peu de distance ! Les secours sont là. J'ai tellement mal pour cet homme là !J'exécute un dernier point mental sur mon état physique.Je suis insolente de bonne forme.C'est décidé. J'accélère brutalement. Je suis joueur d'échec. Je dame le pion !Le cour Alsace-Lorraine défile à 13 kilomètres heure. Ma vitesse en fractionné.J'ai 40 bornes dans les jambes et je ne les perçois pas.La foule est compacte. Je ne la vois pas. Je la sens vibrer.Je suis une machine. Aucun sentiment ne me traverse. Les bravos des spectateurs ricochent sur mon crâne comme autant d'électrochocs qui emballent mon moteur.J'ai réussi. Envie de hurler.42,195 bornes en 3h, 52 minutes et 46 secondes.Une histoire d'amour qui commence.*Forcement…Je ne pouvais pas ne pas la faire…Je sais. Petit. C'est petit ;)Si vous avez aimé cet article, vous aimerez surement ceux-ci :